Portrait B

Kaléidoscopie, cœur lumineux en forme d’étoile à 7 branches, doublé d’une étoile plus sombre. Sur l'extérieur, une fleur à 7 pétales vert-dorés avec des gouttes entre chaque pétale.

L’agitation de la journée défile autour d’elle à toute allure. Les sons lui parviennent aigus, rapides. Les mouvements laissent sur sa rétine des traces d’ombre et de lumière, des tâches colorées. Elle observe les activités humaines d’un regard détaché. Elle a renoncé à les suivre, à y participer.

Seule la pensée lui permet de s’échapper de son univers désormais ralenti.

Elle ne sait plus quand elle a commencé à ramasser des cailloux. Elle aurait dit depuis toujours. En y réfléchissant mieux, elle se rend compte que ce n’est pas vrai. Enfant elle aimait les gros rochers de la forêt de Fontainebleau. Les escalader, sauter d’un roc à l’autre, jouer à se faire peur, imaginer et tenter des exploits.

Adolescente, elle avait continué à les escalader, plus haut, plus harnachée aussi, moins libre déjà – baudrier, cordes, mousquetons. Et quelques montées d’adrénaline et sentiment de liberté avec les descentes en rappel. Elle avait commencé à observer les cailloux plus petits lors d’une sortie scolaire : marteau et burin à la main, à la recherche de fossiles et de silex. Ils s’étaient chargés d’histoire et de mystère.

Elle avait occasionnellement cherché, pour son usage personnel, des palets pour faire des ricochets. À l’époque, les autres cailloux la laissaient indifférente. Non, l’habitude de fourrer chaque pépite – galet, craie, silex – dans sa poche est plus récente. Mais alors quand ?

Le caillou de granit rose… le premier dont elle se souvient ; est-ce vraiment le premier ? Qu’importe. Le premier qui lui revient. Le morceau de granit rose, ce bout de roche en forme de continent qu’elle a dégotté dans les Côtes-d’Armor à l’occasion de l’un de ces road-trips que l’on fait au sortir de l’adolescence, pour renouer des liens et se trouver soi-même.

Elles s’étaient arrêtées, son amie et elle, après des kilomètres, des heures de route, sur la promesse d’apercevoir un bout de mer. Elles avaient garé la voiture sur le parking d’une librairie abandonnée. La marée était haute, la plage submergée. Entre la mer et la terre, seul un tas de rochers. Elle s’était sentie appelée par ce bout de granit, sa forme – entre la Corse et l’Afrique, ses courbes et ses angles, sa couleur rosée et enfin, son grain. Elle l’avait saisi, avait plié sous son poids, l’avait chargé. Il n’avait plus quitté ses bagages.

Lorsqu’elle avait quitté la maison de ses parents, elle avait emporté dans un grand pot de verre une couche de la terre du jardin potager. Un sol pour germer, avait-elle dit. Elle y avait ajouté, au cours des années, différentes strates. Des couches de sable, de terre, quelques cailloux fins. Le pot de verre s’était rempli au fur et à mesure qu’elle parcourait le monde, de sorte qu’il avait pris des allures de carotte géologique.

Son esprit vagabonde. Elle se souvient avoir cherché longtemps, pour trouver le caillou qu’elle ramènerait d’une plage du Pacifique. Un petit tout blanc, éblouissant. Elle l’avait choisi avec grand soin, comme toujours. Ou peut-être est-ce lui qui l’avait choisie ? Elle en avait pris un autre, pour l’offrir à un ami. Deux petits cailloux blancs ont traversé l’Atlantique.

Le plaisir de vivre au contact des pierres avait été jusque-là plutôt solitaire. Mais à force de glisser des cailloux dans les poches, en randonnée ou sur la plage, sa passion a fini par se voir. Son entourage a commencé à lui offrir des pierres ramenées de voyage : une bague d’émeraudes, une autre de lapis-lazuli, un pendentif en œil-de-tigre. Des pierres précieuses et symboliques plein le tiroir à bijoux.

Un été, pendant des vacances en famille, quelqu’un avait proposé de peindre des galets. Elle avait partagé cette joie simple avec enthousiasme.

Les pierres ont alors commencé à entrer dans la maison, comme objet décoratif ou utilitaire. Sur les rayons de la bibliothèque et dans une vitrine sont exposés ceux qu’elle a polis pour mettre en valeur leur forme et leurs couleurs. Les plus gros servent de cale-porte, serre-livre ou presse-papier. Dans la salle de bain, des galets sont disposés pour masser les pieds. Des marche-pieds dans des blocs de granit ont remplacé les tabourets. Dans le bureau, des silex pour coupe-papier et des percussions en pierre. Dans la cuisine, un caillou creux et un long sont toujours prêts à écraser sel et épices, à côté de la pierre à aiguiser les couteaux. Les cailloux ont trouvé leur place également au jardin : des coquilles d’huître pour abreuver les oiseaux, des meulières comme bordure de massifs, de l’ardoise pour marquer les herbes aromatiques du potager. Des coquillages pour décorer. Pierre après pierre, un amas était apparu, tumulus de cailloux du monde entier.

Elle n’avait pas remarqué tout de suite les changements s’opérer en elle. Le matin, elle se sentait rouillée pour descendre les escaliers, mais qui n’est pas rouillé avant de s’étirer ? Ses trajets quotidiens avaient commencé à prendre plus de temps. Elle l’avait mis sur le compte de la prise de poids, de la fatigue. Ce n’était pas un essoufflement, plutôt une marche alourdie. Par la suite ses articulations s’étaient peu à peu calcifiées. Des rhumatismes, pas de chance, si jeune.

Un jour, elle avait simplement constaté qu’elle ne pouvait plus bouger. Ses membres figés, la bouche pâteuse, chargée de sels minéraux, elle s’était arrêtée au milieu de ses précieux cailloux.

« Cœur de pierre ». Ce n’est pas si terrible que cela en a l’air. Être là, immobile, par tous les temps. Laisser la vie se mouvoir.

Portrait B, femme onyx

Kaléidoscopie longitudinale (2020)

Série « métamorphose »

< Portrait APortrait C >

2 thoughts on “Portrait B5 minutes de lecture

  1. J’adore cette histoire, on la sent monter. on sent monter la pression, le point de rupture ou on bascule. On dirait une parabole de l’habitude. Un truc qu’on fait un jour, puis l’habitude prend de plus en plus de place jusqu’à nous paralyser.
    C’est marrant car dès le début j’ai eu l’image d’une personne aux urgences sur un brancard. j’ai ressenti la lourdeur, le détachement.

  2. Merci Delfe pour ton commentaire. C’est précieux pour moi de découvrir comment ce que j’ai écrit est perçu par d’autres, comment l’intention de départ est reçue par exemple.
    En tout cas, je suis contente de savoir que l’histoire t’a plu, dans le contenu et dans la forme (si j’ai bien compris) 🙂

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