Portrait T

Kaléidoscopie de fin d’automne. Un cercle noir dentelé évoque des lianes de roncier. Sur l’extérieur, une frise de champignons et de maisons sombres aux fenêtres éclairées de jaune. À l’intérieur du cercle, une étoile est formée par des branches drapées de degrés de vert-marron-ocre.. Le centre est lumineux, un prisme pointe vers la personne qui regarde.

Elle laisse rarement indifférent.e. À la première rencontre, on sait tout de suite si le courant passe ou pas. Ce n’est pas toujours le coup de foudre, cela va de soi. Mais quelque chose flotte dans l’air, épidermique. Chez les un.e.s ce sera les poils qui se hérissent sur la peau, principalement des bras, de la pure aversion. Chez les autres, le rythme cardiaque s’accélère en une sensation agréable et troublante. Deux pôles, négatif et positif, rien au milieu.

Elle en a pris son parti, elle fait des étincelles. Et elle l’assume.

La première fois que ça lui est arrivé, elle s’était cogné le coude gauche contre une porte. La décharge électrique dans le nerf ulnaire l’avait secouée fort. Tandis que tout un chacun se contente de pester après la douleur jusqu’à ce qu’elle s’atténue puis disparaisse, elle avait senti, juste après le premier cri de surprise mêlé de douleur, l’électricité s’échapper en un arc de cercle vers l’objet en métal le plus proche. En l’occurrence, la poignée de la porte. Et incidemment la main de son frère qui arrivait à ce moment-là. Elle n’avait pas saisi immédiatement la puissance en son pouvoir. Elle savait que c’était accidentel mais avait culpabilisé de longs mois lorsque son regard tombait sur la trace de brûlure de son cadet.

Quelques mois plus tard, c’était l’hiver et sa mère lui avait préparé un sous-pull en acrylique pour résister au froid. Quand elle l’avait enfilé, elle s’était sentie chargée d’énergie. Toute la journée, elle n’avait pas arrêté de courir, de parler, de rire. Une vraie pile ! Le soir, lorsqu’elle avait ôté son sous-pull, elle avait entendu un craquement sec, comme une multitude de petites allumettes, une odeur de brûlé au niveau des cheveux qui s’étaient dressés. Elle avait ressenti une sorte de champ magnétique qui l’avait fascinée. Elle s’était frottée allègrement tout le corps avec le tissu, avait senti autour d’elle le champ s’élargir, se concentrer. Elle avait placé ses mains en coupe l’une au-dessus de l’autre et une boule emplie d’éclairs était apparue. Elle avait joué avec jusqu’à ce qu’elle s’endorme et que la boule s’amenuise.

Cela avait été une révélation.

Elle s’était lancée dans des expériences électriques plus décoiffantes les unes que les autres.

Ainsi, elle avait repéré les objets et les lieux qui produisaient l’électricité avec le moins d’efforts. Les voitures étaient ses fournisseuses de prédilection. À tous les coins de rue elle pouvait poser ses mains sur la portière d’un véhicule qui venait d’être garé. C’était devenu, en un rien de temps, une addiction, mais elle avait fini par se lasser : trop facile, sensations toujours identiques, des picotements, une euphorie, un sentiment de puissance puis plus rien.

Elle s’était donné toutes sortes de défis pour tester sa résistance. Par exemple, elle essayait d’emmagasiner de l’énergie pour prolonger sa boule d’éclairs le plus longtemps possible. Elle s’était mise à poser systématiquement les prises des appareils électriques sur ses mains dès qu’elle venait de les débrancher. Le chatouillement que cela produisait lui procurait un plaisir certain. Très vite à nouveau, cela ne lui avait plus suffi. Elle avait commencé à approcher les prises murales, tentée d’y mettre les doigts pour s’y recharger. Elle y avait laissé quelques neurones grillés, et n’avait pas recommencé malgré les grands frissons qu’elle avait ressentis des pieds à la tête et jusque dans le moindre de ses organes.

Ne lui restait plus qu’à apprendre à canaliser cette énergie. La boule d’éclairs qui avait été autrefois son jouet était tournée principalement vers elle-même, vers le beau aussi, mais c’était un plaisir égoïste. En grandissant elle avait eu envie de mettre son étonnant pouvoir au service des autres.

Elle avait commencé par rendre service à sa famille. Une petite épilation électrique en juin et sa sœur était tranquille pour l’été. Elle ne comptait plus le nombre de téléphones auxquels elle avait, entre deux portes, redonné un peu de jus. Elle se sentait utile. Spéciale et utile.

Lors de la tempête de l’hiver dernier, le village entier était resté sans courant pendant une douzaine de jours. Un peu plus que la moyenne nationale. Elle avait d’abord pourvu au bien-être de sa famille. Quelqu’un avait remarqué que la lumière de chez elle était différente de celle vacillante des bougies. Le Village avait fait pression pour qu’elle aide à tour de rôle chaque maisonnée. Elle avait été leur seule source d’énergie contre le froid et la morosité. La joie d’aider avait disparu. Asséchée de devenir utilitaire. Paradoxalement, son pouvoir avait persisté à croître.

Maintenant, elle essaye de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Ni bénédiction ni malédiction. Elle s’est spécialisée dans le dépannage de véhicules. Une voiture en panne de batterie ? Vous savez qui appeler. Elle gagne juste assez pour couvrir ses besoins et quelques envies.

Ces derniers mois, sa mutation s’accélère ; elle est désemparée.

À chaque pas elle crée une étincelle. Elle ne peut plus aller en forêt l’été. Prendre une douche constitue un délicieux danger interdit.

Elle est en surchauffe et craint de péter les plombs. Elle se sent comme un vecteur, une turbine, un transformateur. Ses veines semblent s’être mutées en fils électriques. Elle n’est plus certaine que ce soit du sang qui y circule désormais…

Portrait T, femme électrique

Kaléidoscopie longitudinale (2021)

Série « caractéristique »

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