Rage, c’est la rage qui la fait foncer, tête la première, aveuglément. Depuis toute jeune, des accès de
Rage, bien plus forts que la sobre colère, l’animent. La rage au cœur, la rage au front l’emportent ; animosité sauvage, elle court. Tête baissée, ça passe ou ça casse. Est-ce une chute ou une attaque ? Chut !
Oeil enflammé, elle voit ce qui ne devrait être. Une lueur, l’intuition, elle devine. L’inflammation guette. La douleur pulse dans ses yeux, dans ses tempes. Tout faire pour que cela s’arrête. La brutalité est une option. Il faut qu’elle affronte.
Urticants les non-dits, l’injustice, le flou qui affole. Sa folie est juste un préjudice issu de qui s’est frotté, de qui a piqué. Et ça gratte, elle fonce contre le crépi, contre les arbres, s’arracher la peau s’il le faut ou l’esprit, au rugueux de la vie.
Gamine elle ne pense pas, elle ressent. Rouge, elle voit rouge, rouges les plaques sur sa peau, elle crispe rouge intérieur et extérieur, elle sent rouge piment le monde à travers ses sens en alerte, rouges… les mots qui s’arrêtent sur les lèvres de toutes et tous, elle crie ROUGE de tout son
Être.
Taureau, toute une symbolique, l’une des 12 heures de l’Égypte antique, l’un des 12 signes des mois astrologiques. Qu’on y croie ou pas, le symbole est ancien, une force brute, toute en muscle, ancrée dans le sol. Il peut d’un coup de corne, heurter l’objectif vers lequel il se lance, le propulser vers les airs, percer les abcès sans retour. Il assure, comme le chien de berger, la sécurité du troupeau, dans l’espace fermé du territoire habité.
Inconsciemment elle invoque ce symbole de toujours, et elle fonce pour évacuer sa fureur, proclamer son besoin de protection, pour elle et pour les siens, les siennes. Heures, jours, mois, années, le temps passe et les choses doivent avancer. Quoiqu’on en dise, le taureau est un berserker, aux côtés des ours, des sangliers et des loups. Il brise ce qui doit être brisé. Sa mission accomplie, il s’apaise et laisse place à ce qui enfin peut naître.
À force de coups de corne l’armure se fissure.
Elle avait toujours cru sa fureur dirigée contre le monde extérieur. Contre les témoins figés cru hurler les blessures. Des attaques répétées contre les autres aussi, pour se protéger, pour les tenir à distance. Le taureau vise l’extérieur, de toute sa force sauvage. Bientôt, une seconde digue rompt.
Sous l’armure une carapace, dure, presque minérale. Des années de coup de boutoir avant que cette couche ne se fissure à son tour. Un autre point de vue émerge. Sous la fureur la détresse, sous la culpabilité les blessures, sous la protection la solitude. Et partout la douleur.
Un jour, un long bruit de crrrrrrrraaaaaaquement. L’armure s’est effondrée, la carapace en miettes. Une femme à nu. Le taureau s’est évaporé à ce moment-précis.
Un monde sans protection. Les repères évanouis, l’identité se trouble. Quand l’ennemi n’est plus, vers qu(o)i tourner la rage ? Ne reste plus que la peur. Nue elle aussi. Vraie. Gigantesque. Menaçant raz-de-marée. La vague traverse et renverse, tourne et retourne et ballotte le corps et l’esprit inertés par le choc. Une fois, deux fois, tous les jours pendant des mois. Une violence inouïe. La peur vide la volonté, tétanise les muscles, la voix.
Un jour, la répétition de la vague présente une légère dissonance. Un décalage. Quelque chose qui sonne faux. Une copie de vague. Une imitation de peur. Une vague statue de peur. L’ombre d’un raz-de-marée. L’esprit n’autorise pas encore à se retourner et faire le pas de côté, ou la volte-face qui permettra de voir et fixer, la peur en face. De plonger au cœur de soi.
Rien. Le vide. Pas d’envie. Trop de fatigue pour avoir peur. Les pensées négatives répétées ont rempli leur office de terrassement. Elles l’ont fait vaciller. Un poids lourd chute plus vite et plus profondément. L’impact crée les fondations. La forme de ces fondations suit le contour de son corps, sa silhouette en négatif. Le contour de soi. La base. Solide, nue. Une chape robuste pour reconstruire s’étend à perte de pensée.
Quand elle est prête, elle ouvre les yeux. À ses côtés, un tas de fils. Son armure, sa carapace, mais aussi ses pensées, celles des autres, se sont emmêlées. Un gigantesque tas de fils noués les uns avec les autres. Il lui faut se mettre au travail. Dénouer. Dérouler les fils dégagés. Les observer et reconnaître à quelle pelote ils appartiennent. Un tas pour l’armure, toutes les pensées et habitudes qui l’ont protégée sont regroupées là. Un tas pour la carapace pour les pensées et habitudes qui constituent ses masques. Un tas pour les pensées héritées des autres, et dans ce tas autant de pelotes que de personnes à qui les rendre. Et pour finir, un tas pour elle.
Elle. Qui est-elle ? Que veut-elle ? Quelles limites ? Réunir les bouts de ficelle. Les observer. Quelles pensées l’animent, elle ? Pensée délétère ou pensée prospère ? Souvenir ? Aspiration ? Déceptions de quelles attentes ? Automatiques ? Poétiques ? Philosophiques ?
Les trier. Anciennes pensées, nouvelles pensées. Spontanées, héritées : les ranger. Désuètes, elle jette. Présentes, elle avance. Un tri pour reconstituer des pelotes.
Elle tricote. Donner une forme pour donner du sens. Un bonnet tout d’abord qu’elle détricote, à l’envers, avant de retricoter à l’endroit une écharpe, qu’elle détricote à l’envers, puis un pull à l’endroit, détricote à l’envers, des chaussettes à l’endroit. Chaque nouvelle pièce est un nouveau sens possible. Comprendre, n’est-ce pas vain ? Entre deux détricotages, le froid la saisit. Elle se réchauffe d’un nouveau masque, d’un nouveau rôle pour son passé. En attendant, pas de nouveaux fils.
Aller de l’avant. Il est l’heure à présent. Il est grand temps même, d’autres alarmes ont sonné qui n’ont pas été entendues. Le moment est venu, l’instant est propice, filer de nouveaux brins avec d’autres matières. Nouveaux points de vue, nouvelles rencontres, nouvelles pensées. Le fil est plus coloré mais surtout plus solide. Alors elle tricote de nouvelles formes. Elle crée avec des nœuds des suspensions pour décorer. Avec d’autres fils, elle tisse ; ses mains apprennent la chorégraphie et le rythme. Elle brode, des mots et des dessins ornent ses premières œuvres. Son besoin de faire n’est plus une fuite. La concentration absorbe les pensées néfastes. Le temps continue de s’écouler, plus sereinement peut-être. Elle attend de voir.
Un deux trois, jour après jour. Quatre cinq six sept, semaine après semaine. Huit quinze trente, mois après mois. Elle tricote le fil de sa vie. Lorsqu’elle doute, elle arrête son ouvrage. Elle y met un point final. Elle observe son travail, repère quelques erreurs, s’imprègne de la forme générale et débute une nouvelle création.
Une piqûre de rappel lui vient quelquefois en songe. Un taureau en pleine course lui apparaît. Tantôt pour expliquer, tantôt pour mettre en garde.
Entre-temps, elle oublie ce totem de passage : elle vit de tout son être.
Portrait C, femme taureau
Kaléidoscopie longitudinale (2018)
Série « animale »
Ça ressemble beaucoup au travail analytique.C’est intéressant j’aime bien le tricotage à l’envers détricotage retricotage🙃😊.
Merci Elfe de me dire ce qui te plaît et t’interpelle. Je craignais un peu que cette partie de tricotage détricotage retricotage soit un peu confuse pour les personnes qui me lisent. Si ça te parle, ça me rassure 😉