Elle vit dans un tout petit appartement. 3 mètres carrés sur un mètre cinq. Un cube.
Un si petit appartement, forcément, elle y est un peu serrée. Entre ses pantalons, ses chemises, ses t-shirts et ses petites culottes, les étagères sont pleines à craquer. Ça dégueule, même. On ne peut plus ajouter le moindre habit neuf, ce n’est pas pour lui déplaire. Ceux qu’elle a lui convenant déjà tout à fait, elle ne voit pas pourquoi il lui faudrait en acheter d’autres et augmenter de ce fait la densité lingère de son appartement.
S’il ne s’agissait que de l’armoire, après tout, portes fermées ça ne gêne personne. Mais le reste de l’habitation est du même acabit. Le mur de la salle de bain est rempli de portes-manteaux et de meubles. Sur chaque étagère, des objets serrés les uns contre les autres avec une densité proche de 8 g par cm cube, presque celle de l’acier inoxydable. Les serviettes sont entassées les unes sur les autres. Pour en ranger une nouvellement lavée, il faut exercer une pression sur la pile avec une main et tenter de l’autre de pousser ladite serviette vers le fond en conservant un semblant d’horizontalité. L’ensemble se fait compact et dur quoique chaque élément qui le compose soit souple et mou.
Le coin cuisine est lui aussi prêt à déverser son trop-plein. Dans une desserte à roulettes, les tubes d’épices, les cubes de bouillon, les rouleaux d’aluminium et de papier sulfurisé, les sachets de levure chimique, les plats, les ustensiles, les légumes, les bouteilles s’encastrent au gré des combinaisons de formes géométriques.
Elle doit se rendre à l’évidence : le raz-de marée couve. Les tiroirs déjà craquent comme les planches d’une vieille barque. Les murs, les portes, le plafond, les coutures de sa maisonnette sont toutes sous tension.
C’est imminent, plus le choix, il faut intervenir. Selon elle, c’est une question de logique. L’espace est petit + elle ne veut pas jeter les objets qui l’emplissent = elle doit augmenter la taille de la maison ou réduire la taille des objets. Ce qui équivaut à la formule suivante (ou à peu près) :
Longueur X Largeur X Hauteur de la maison-cube – (longueur X Largeur X Hauteur des objets solides + masse/masse volumique des liquides) = espace respirable = 0,5 mm cubes. Elle a beau être toute petite, ça ne suffit pas.
Un rapide coup d’œil à son compte bancaire la renseigne sur les possibilités d’agrandissement : nulles. Dont acte. Ce sera donc le rétrécissement. Lectrice de science-fiction et de bande-dessinée chevronnée, elle connaît les seuls 3 procédés de réduction efficaces : le rayon rétrécisseur, le réducteur et enfin le déshydrateur. Un nouveau regard en chien de faïence à son compte en banque ; seul le déshydrateur est à la portée de ses finances… et de ses connaissances techniques.
Pour ses premiers essais, facile, il n’y a qu’à suivre le mode d’emploi de l’appareil : adieu fruits, légumes, viande, poissons frais pour faire ripaille, bonjour tranches, lamelles, boules énergétiques concentrées pour se sustenter. Un repas 3 lamelles, vite fait bien fait, emballé c’est pesé.
Moins de volume de victuailles, plus besoin de grands contenants. C’est parti pour des essais sur le verre, la poterie, la porcelaine. Certains objets s’émiettent, elle règle la température et la durée, la fournée suivante réagit mieux. Les poêles à frire et les casseroles lui donnent un peu de fil à retordre. Au départ, pas de réaction. Il leur faut 3 sessions de 8 h. Elle décide finalement de se débarrasser de la moitié de ces ustensiles récalcitrants sur le pas de la porte, cela servira bien à quelqu’un !
Direction le coin salle de bain : le savon, les serviettes, un jeu d’enfant à rétrécir. C’est à l’usage que ça se corse. Lorsqu’elle a voulu s’essuyer, elle a mouillé la serviette pour qu’elle se gonfle et reprenne sa taille initiale. Un fiasco ! Comment s’essuyer avec une serviette détrempée ? Désormais, elle a la technique, elle s’essuie, l’éponge absorbe l’humidité de sa chevelure et de la surface de son corps et se regonfle. Redéshydratation et rebelote.
Dès la salle de bains apprivoisée, elle s’attaque aux livres. Le défi est de taille. Il faut trouver l’exacte température à laquelle le livre rétrécit sans jaunir ni s’effriter. Une bonne douzaine d’exemplaires se retrouvent sacrifiés à ces ajustements. Le premier livre réhydraté est illisible. Trop d’eau, l’encre se dilue en une mare noire indistincte. Quelques essais plus tard, elle se heurte au problème du gondolage. Elle est rarement à court d’ingéniosité. Elle décide de reproduire la brume hydratante du rayon fruits et légumes du supermarché. C’est un succès du premier coup. La voilà rassurée, elle a terminé depuis longtemps son stock de livres mal-aimés, sacrifiables à ses expérimentations. Miniaturiser sa bibliothèque lui prend une bonne année, avec le procédé du déshydratage lent. Cependant le résultat est fort satisfaisant. Une toute petite bibliothèque de 200 cm carrés trône à présent dans son salon.
Ne lui reste plus que sa garde-robe, aussi fournie que sa bibliothèque. La perspective d’une autre année à rétrécir chaque jour ses vêtements la décourage quelque temps. Elle s’arrête quinze jours. Elle vit dans un drôle d’environnement. Des vêtements taille adulte côtoient des livres taille lutin. Sa salle de bains et sa cuisine changent de taille 3 fois par jour. Son appartement est bancal, dissonant. Elle se décide à faire le dernier pas. Elle réunit ses vêtements en tas. Elle les trie. Il doit en rester suffisamment pour traverser toutes les saisons et tous les temps. Elle empaquette les pièces restantes et les apporte sur-le-champ à une association. Il lui reste tout au plus une vingtaine de vêtements qu’elle rétrécit dans la foulée. Le tout lui a pris 2 jours.
Elle le sait, elle n’a plus d’autres choix que de se rétrécir elle-même.
Une douche le matin – une déshydratation le soir. Désormais, c’est sa routine des jours ouvrés.
Le weekend, elle est juste une toute petite bonne femme dans son appartement miniature.
Portrait F, femme qui déshydrate
Kaléidoscopie longitudinale (2020)
Série « en action »
Ça m’évoque tellement de choses cette histoire. Le début me fait beaucoup rire je vois cette petite dame essayer de vivres avec cette menace que tout s’écroule. Ça fait comme un dessin animé dans la tête et puis la solution légèrement science fiction qui vient changer le ton est surprenant et rigolo. Mais du coup cela le fait penser à autre chose aux changements d’habitudes aux grands bouleversements. Lorsqu’on commence à changer et qu’une part de nous n’est plus tout a fait en adéquation avec le reste et puis a un moment on bascule il faut changer soi mm.
Cela me fait aussi penser aux gens qui portent des masques la semaine et redeviennent eux mm le week end.
Encore un univers très intéressant. J’aime parce qu’on y trouve matière a réfléchir au sens du reflet. 😍
Apparemment cet univers fait écho au tien, on dirait que chaque partie de ce portrait t’a inspirée de différente manière 🙂
Les différents motifs m’apparaissent une fois chaque texte fini.
Pour la semaine, je m’imaginais une adaptation aux contraintes extérieures et tu parles de masque… ça ouvre des questions philosophiques ! 😉