Elle jongle avec sa voix pour s’échauffer.
Un premier son isolé, [a]. Grand ouvert, comme la surprise Ah ?
Elle allonge le mouvement. [a:] s’étire comme sous l’effet de la compréhension « aaaaaaaahhhhhh ».
Elle module. Le [a] se courbe aaaA-Ahhh ! Comme ça !
Un long [i :] prend la suite, lèvres étirées en un large sourire qui chatouille les tympans.
Elle alterne [a] [i] [a] [i] ; gymnastique des muscles autant que des sons.
Elle fait quelques vocalises « classiques », syllabes croisées, puis elle s’entraîne avec les figures qu’elle préfère. Les voyelles montent et descendent en cascade. Elles se croisent sans s’entrechoquer, rebondissent de temps à autre sur le sol, contre le dos de sa main. Tout se joue entre la parleuse, le son, le flottement dans l’air, la gravité, l’acuité. Des trajectoires multidimensionnelles. Le plaisir de l’artisane se mêle au plaisir de celui ou celle qui écoute et à celui de montrer. Elle jongle en rythme. Des syllabes se succèdent régulièrement ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta. Elle jongle à trois, à cinq, à sept syllabes. Elle introduit une légère variation, le tempo change, le chant aussi ta-ta-taaa / ta-ta-taaa. Elle teste de nouvelles mélopées, s’entraîne sur celles qui lui sont plus difficiles. Il y en a une qu’elle aimerait réaliser depuis des années. Malgré ses efforts, elle lui semble toujours aussi inaccessible. Un déclic qui n’a pas eu lieu.
Son péché-mignon, c’est jongler avec les mots. Elle les soupèse, elle les jette, leur impulse une courbe, les rattrape avant qu’ils ne tombent, à plat. Entre art du cirque et art de la rhétorique.
Elle adore le moment de l’impulsion, quand les mots se lancent et s’entrecroisent, fluides. Elle s’est mise au défi d’enchaîner les figures de style de manière agréable à l’oreille comme à l’œil. À ses débuts, elle a pris beaucoup de coups ; les mots blessent. Ils demandent à être manipulés avec précision, sous peine de s’assommer ou casser des egos. Elle a appris à manier le premier degré et le second, sans peur et sans choc. Le public est subjugué par ses joutes verbales. Elle, elle sent qu’elle commence à s’ennuyer, à utiliser constamment les mêmes mots, les mêmes structures. Pour reprendre goût à manipuler ses mots, elle doit améliorer ses transitions, ainsi que ses intentions : rythme, histoire ou émotions. Le côté technique ne suffit pas. Elle a conscience que c’est sa prochaine étape.
Dernièrement, elle essaie aussi la parole-contact. La voix roule, se stabilise. Les surfaces deviennent des terrains de jeu à part entière. Les trajectoires se pensent en fonction de points de référence. La dynamique en est toute changée. Il y a une certaine sensualité dans ces petits bouts de parole qui glissent d’un membre à l’autre, s’arrêtent, reprennent de plus belle.
Elle aime aussi jouer avec les phrases. Certaines courtes, d’autres longues, par moments interrompues. Elle apprend à laisser rebondir celles qui lui échappent comme on reprend le cours de sa parole après avoir buté sur des mots.
Elle a essayé de parler sur scène sans vraiment y parvenir. Elle a compris, croit-elle, le déséquilibre qui fait aller de l’avant. La peur la freine. Retenue par son fil invisible, elle est tombée une fois. Elle tient sa bonne excuse pour ne plus recommencer. Au fond elle sait que seule la peur l’empêche d’agir et d’être celle qui fait du théâtre.
Elle se risque parfois à d’autres niveaux : le chant, les réunions, parler à une conférence ou lors d’une table ronde. C’est difficile, elle se met ainsi en danger, mais la peur ne règne pas à tous les étages. Elle prend beaucoup de plaisir à trouver le point de bascule, celui qui fait que ça tient ou que ça avance. Sentir tout d’un coup la fierté qui détend, et la certitude d’être capable. Alors, elle remonte sur scène et tente une nouvelle expérience.
Elle aime parler seule, à 2, à 3, en équipe. Quelque chose de différent se construit. Seule, elle se coordonne. À deux, on s’accorde. À trois, on structure. En groupe, c’est un tableau d’ensemble qui se dessine.
Jonglage ou parole, l’art est affaire de rebond et de rebondissements. Monter, descendre. Marcher sur le fil. Une question de centre de gravité. Et tourner. Le vertige de ce qui tourne. La force centrifuge qui fait tourner et tourner et encore tourner les phrases dans un dialogue. S’arrêter, briser le cycle, devient impossible. Ce serait briser quelque chose d’essentiel.
Improvisé ou organisé, pour le jeu ou le spectacle, le défi ou la pratique. Jongler, donner de la voix, c’est être là.
Portrait H, femme qui jongle avec la langue
Kaléidoscopie instantanée (2021)
Série « en action »