« Colore le monde, sans feutres sans épreuves ni bombe
Colore le ciel, colore la terre, chaque jour qui me révèle »
Colore, Les Innocents
Elle repeint sa maison. Elle commence par l’escalier, entre le rez-de-chaussée et le 1er étage. Sans lumière naturelle, son blanc-gris déborde sur son âme chaque fois qu’elle l’emprunte. Elle choisit trois jaunes distincts : jaune d’or, jaune citron et jaune mimosa. Elle prend un rouleau pour recouvrir les larges surfaces du mur, un pinceau plat pour la plinthe et un pinceau rond plus fin pour les finitions. Chaque pinceau sa couleur, elle efface le gris-blanc. L’escalier est lumineux, la jauge de son moral au beau fixe.
Elle chante à tue-tête. « Colore le monde, colore la terre ! », un pot de peinture à la main et un pinceau dans l’autre ; elle peint les marches de l’escalier extérieur aux couleurs de l’arc-en-ciel. « Appliquer par temps ni trop chaud ni trop frais, ni trop humide ni trop sec. Laisser sécher 8 h ». Marche après marche, coup de pinceau après coup de pinceau, elle recouvre le gris-béton de peinture acrylique rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet. Une couche, une seconde.
Elle vient de terminer sa peinture. La tête lui tourne un peu à cause des vapeurs. Elle s’élance vers la rue pour aller prendre l’air. Elle emporte sous ses semelles une fine couche de chaque marche qu’elle dépose sur la suivante. Un chemin de traces de pas colorées trahit son passage jusqu’au numéro 32.
Elle arpente les rues de sa ville, à l’affût d’un coin à aviver. Elle dessine à la craie des chats et des souris sur le gris des trottoirs. Elle fait naître à la bombe des personnages facétieux sur les murs lépreux des bâtiments à l’abandon. Elle griffonne au marqueur des slogans rieurs sur les châteaux d’eau défraîchis.
Chaque jour la joie naît et s’épuise toujours plus tôt. Le gris s’infiltre partout, grisaille du ciel d’automne et d’hiver, mornes quais de gare et couloirs de métro, grise mine des passants et passantes, eaux grises qui s’engouffrent dans les égouts. Gris des matières, gris des textures, gris des ambiances. Le gris gagne et la ville et son cœur plus vite que sa main et sa fantaisie dispersent leurs touches de couleur.
Elle décide de changer de procédé. Finies les courses folles après quoi après qui ? Plus de traque exhaustive perdue d’avance. Elle va continuer d’offrir des couleurs au monde. Pour qui voudra pour soi ou pour offrir.
Debout dans son atelier, les fesses à peine appuyées sur un tabouret, elle fredonne toujours le même air « Colore la foule, colore mes veines, chaque jour il me révèle […] comme le temps est un ami, il colore mon pays ».
Elle se penche sur une table à dessin. Une photo est maintenue en place par une pince sur le côté. Elle tient un mini pinceau et une palette dans l’autre main. Elle approche son outil de la photo. Elle décide que le ciel de la rue Jean Jaurès sera orange sur ce cliché. Le numéro 7 et le 11 seront violets. Les autres bâtiments, aux crépis colorés, garderont leur couleur d’origine.
Sur un fil tendu à travers la pièce, sa dernière série « rue de la Grimpette » sèche. Elle couvre chaque centimètre carré de gris. Elle expérimente, varie les couleurs, ose tous les assortiments. Sur les murs et sur les réseaux sociaux, des centaines de clichés retouchés à la main réinventent les villes, les paysages et les visages.
Portrait I, femme qui colore
Kaléidoscopie instantanée (2020)
Série « en action »
Je n’ai pas lu toutes les histoires à venir mais je sais que ce sera ma préférée.
J’adore.
Merci beaucoup pour ton enthousiasme. Je ne suis pas étonnée que cette femme qui colore te parle 😉