Du tissu, du fil, une aiguille. Le temps qui passe tandis qu’elle tisse et rapièce. Elle est assise dans son fauteuil crapaud, celui qui est juste à la bonne hauteur pour qu’elle ne se fatigue pas. De ses gestes réguliers et précis, elle pique, tire, repique et raconte.
Elle a déjà cousu à la main, autrefois, des ourlets principalement. Elle a toujours dû couper ses pantalons. Petites jambes – larges hanches – ourlets, à partir de l’adolescence. Elle reconnaît cette crampe qui se loge dans le bout des doigts. La crispation et le mouvement répétitif.
Son premier souvenir, elle devait avoir 5 ans, on lui avait offert un canevas. Une grille avec un motif. Un clown peut-être, ou un paysage ? Des fils colorés. La douceur des fils de coton qu’on mouille et qu’on écrase entre deux dents avant de les enfiler dans une aiguille de plastique jaune. Le plaisir de l’attraper de l’autre côté du chas, le tirer à soi. Petit point de croix, pique en diagonale pour remplir les carrés de couleurs. C’est le geste qui s’acquiert comme le coloriage prépare à l’écriture. Pique, tire, repique, tire, noue. Canevas, pièces de vêtements de poupée, ourlets, création de personnage en tissu, le même mouvement répété au fil des envies.
Elle réajuste ses lunettes, augmente la puissance de l’halogène et s’y remet. Elle s’est lancée dans une tapisserie il y a des années de cela. De petits bouts de tissus sur lesquels elle relate les évènements de l’année et qu’elle assemble ensuite.
Elle avait commencé à la machine. Elle aimait tant coudre à la machine. Le bruit du moteur qui rythme le travail. Enfin, c’était son ressenti avant de trimer en usine. Les longues heures à renouveler sans relâche le même geste, lui avaient valu une tendinite à l’épaule droite et une dans la jambe gauche. Elle avait cousu au kilomètre des sacs de plastique, puis quand la mode absurde du plastique était passée, des dizaines de milliers de tote bags en tissu. Par la suite, le cliquetis ne l’avait plus quittée. Ses acouphènes cinglent comme un clavecin. Elle a dû arrêter l’usine.
Elle s’était installée à son compte. Création de modèles uniques vendus sur une boutique Etsy. Elle s’était amusée à donner vie aux fantaisies vestimentaires des autres. Ce qu’elle préférait, c’était partir d’un dessin pour réaliser la pièce unique de leurs rêves. Elle s’était vite aperçue que pour en vivre, il fallait fixer des prix élevés ou produire en série. Elle avait d’abord opté pour la seconde solution. Elle voulait permettre au plus grand nombre de se vêtir selon un style unique, sur mesure. Et elle avait reproduit l’usine à la maison : des heures passées sur la surjeteuse, à celles sur la machine à coudre, en passant par les instants de repassage pour un rendu bien net, le brouhaha dans sa tête s’était intensifié. Elle avait finalement dû changer de stratégie et accepter de fixer des prix qui correspondaient réellement au temps de travail passé sur chaque pièce, tout en respectant son allure. Finie l’usine, bienvenue aux pièces uniques pour personne unique ! Cela lui avait posé de nombreuses questions éthiques. Est-ce qu’elle proposait maintenant des produits de luxe ? Des vêtements pour individus gâtés à l’individualisme ? Elle avait décidé que tant pis, qu’elle pouvait s’arranger pour les paiements, mais pas sur le prix, que c’était ça ou sa santé. Et elle avait adoré cette période où elle s’était ingéniée à trouver les astuces, le comment des modèles les plus excentriques. Seulement le cliquetis était revenu, les migraines avec. Et elle avait dû renoncer à cette période aussi.
Elle termine sa couture du jour. C’est un carré constitué de plusieurs bandes de tissu. Les couleurs sont harmonieuses, il s’en échappe une atmosphère de joie. Au centre, un personnage brodé ferme un livre. Il avait été difficile de trouver comment s’occuper autrement. Elle savait coudre. Elle savait bien coudre. Elle savait seulement coudre. Elle avait envisagé d’user de son talent pour se rendre utile à l’hôpital, elle aurait pu s’occuper des points de suture. Soigner, réparer de son geste sûr. Un stage et quelques entretiens lui avaient appris que ce n’était pas son environnement. Trop de sang, trop d’agitation, trop de bruit. Elle avait envoyé une bouteille à la mer sur Twitter, ou était-ce Mastodon « Fais ta magie ! Je sais coudre, je sais écouter, je travaille bien, j’ai besoin de calme. Une idée ? ». On lui avait répondu « Et si tu réparais des livres ? ». Elle avait pris contact avec le réseau de bibliothèques de sa ville. On lui avait confirmé que le métier de restauratrice de livres existait réellement. Une autre époque, sourit-elle. On lui avait montré l’atelier : une perceuse, des cales, du fil, des aiguilles, du Filmolux, du papier de différents grains. Elle avait été conquise. Elle avait fait un essai. Ses réparations les avaient convaincu.e.s. On l’avait embauchée. Quelques fois, cela suffit. Dans le silence feutré de la bibliothèque, elle s’était mise à l’ouvrage. Elle avait observé. Elle avait démonté les livres abîmés, elle avait découpé des patchs, rapiécé en laissant le moins de traces possibles. Elle avait renforcé, créé de toute pièce des doublures. Elle avait monté des bâtis, le temps de vérifier qu’il n’y avait pas de gêne aux articulations, et avait cousu solidement. Des dizaines, des centaines, des milliers de livres. Le même geste et pourtant des histoires différentes. Tel livre était tombé par inadvertance sur les rails du métro avant d’être récupéré. Tel autre avait subi les larmes répétées des lecteurs et lectrices successives et s’était gondolé. Elle avait sauvé des livres grignotés par de jeunes dents, réassemblé des volumes tombés feuille à feuille sous leur propre poids, entre des mains percluses d’arthrite.
Elle se souvient d’un livre arrivé format puzzle après une colère inexpliquée. Elle avait dû déployer son art pour rendre les coutures seulement perceptibles au toucher. Et elle y était parvenue. Elle avait pris goût à reprendre à la main les dégâts provoqués par les aléas de la vie. Elle avait continué de nombreuses années inlassablement. Le cliquetis des machines d’antan l’accompagnait comme une chanson qu’on aime à fredonner.
Puis était venu le temps du repos social, la retraite. Un nouveau chapitre s’était clos. Elle avait abordé le nouveau avec plus de sérénité, sûre de cette nouvelle capacité à écouter et réparer.
Ses yeux sourient. Elle coupe 30 cm de fil avec de petits ciseaux en forme de cigogne. Elle noue l’extrémité, enfile l’aiguille et coud le nouveau carré à l’ensemble de la tapisserie.
À la retraite, elle était revenue au tissu. Cela lui était apparu comme une évidence. Elle allait réparer les vêtements, les objets de tissu de son quartier, de qui aurait besoin de ses services et qu’elle aurait envie d’aider. Elle réparerait les ourlets, les accrocs, les déchirures, les coutures qui craquent. Elle aurait été plus précise, plus solide à la machine, comme autrefois. Cela avait perdu de l’importance à ses yeux. Elle s’était attelée à une autre tâche. Elle raccommoderait, certes, mais à une condition : elle exige la présence des personnes pendant qu’elle reprise. Elle se fait payer en anecdotes. Elle veut connaître les aventures qu’a vécu ce pull rouge dont l’encolure se délite sous l’usure. Elle veut partager l’agacement de celle qui accroche toutes ses manches au clou qui dépasse à l’entrée de la salle de bain, en rire et assister à la résolution d’un futur coup de marteau vengeur. Elle veut rire, mais rire, du combat entre le propriétaire de ce pantalon et le lapin qui a entrepris de le ronger, et s’y tient mordicus, tandis qu’elle crée des cicatrices sur l’étoffe de velours.
Elle a un contrat avec chaque personne qui lui apporte un vêtement à réparer : après la séance de conte-couture, motus et bouche cousue. Rien ne sort de son atelier.
Assise dans son fauteuil crapaud, elle contemple la tapisserie qui s’est enrichie d’une histoire de vent joueur et de chapeau dans une haie de houx.
Portrait M , femme qui coud
Kaléidoscopie longitudinale (2020)
Série « en action »