La nuit est son élément. Si vous la lancez, elle ne peut plus s’arrêter. Elle peut vous en parler… jusqu’au bout de la nuit, ajoute-t-elle fréquemment avec un sourire entendu.
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Elle a, par exemple, une théorie sur les saisons de la nuit.
Il y en aurait trois, dans sa région. Nuit de printemps et nuit d’automne sont une même nuit fragmentée. La nuit du sommeil. Des nuits moyennes, sans accro ni relief. Les nuits d’hiver et celles d’été, c’est autre chose…
Nuit d’hiver, longue et ouatée, froid et pluie forment un voile brumeux. Les nuits d’été sont un feu d’artifice – éclats de voix, pépiements, constellations et étoiles filantes.
Les saisons ont une épaisseur nocturne. L’hiver est plus épais, l’été plus léger. L’automne et le printemps, elle ne saurait vous dire, ce sont des périodes de transition qui basculent d’un côté, de l’autre.
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Évidemment, chacun chacune a une expérience de la nuit ; il lui semble qu’elle la connaît en profondeur.
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Les contours de la nuit sont plus nets. On pourrait croire qu’une moindre luminosité les rendrait plus flous, mais non. Ils sont plus nets. Cela ne fait pour elle aucun doute. Les ombres rendent les distances plus profondes. Sa conscience d’elle-même et de son environnement y est différente. Il lui semble par exemple que son ouïe est plus développée. Elle entend la moindre goutte sur le toit, le moindre véhicule qui roule sur une chaussée mouillée. Elle devient capable aussi de voir des choses qu’elle n’aurait pas notées dans la clarté du jour ou la pénombre. Sa vue qui s’affine. Ou qui s’adapte. Sans effort, lui semble-t-il. Le jour, elle utilise plutôt la vision périphérique. Elle saisit une ambiance, les détails qui fourmillent. La nuit, pas de fourmillement. Des contours d’abord, des détails ensuite, pas de couleurs, d’agitations de l’environnement pour la distraire.
La nuit est précise, la nuit est une loupe.
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Elle se déplace généralement sans allumer la lumière, elle évite d’abord les obstacles mémorisés ou aux contours devinés, puis elle descend les escaliers qu’elle connaît, mains et dos appuyés contre le mur. Dans les lieux inconnus, tout se fait à tâtons. Elle se saisit de la nuit pour appréhender son environnement par un toucher pour le toucher, non fonctionnel.
La nuit est tactile.
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La nuit les murs de la maison résonnent différemment. Les sons de la ville en sourdine et les sons du dedans suspendus pour quelques heures, le moindre mouvement, le moindre frottement, le moindre mot entrent en écho contre les parois invisibles.
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Les profondeurs de la nuit sont humides, tourbillon de solitude, relents de remords ressassés, marinant dans un jus d’amertume acide. L’insomnie monstrueuse, miroir déformé qui nous entraîne au fond de…
… la nuit est un puits.
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Les sirènes de la nuit retentissent. Elle les connaît par cœur, ces alarmes de l’angoisse, voyants au rouge.
La nuit est un phare.
Elle appelle et guide chacun de ses doutes, sous les projecteurs, en guest-star pour son one-woman show, dont elle est l’unique spectatrice ; qui rit jaune.
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La nuit est un observatoire.
De ses pensées et des étoiles. Loupe braquée en fonction des conjonctions. Elle expérimente aussi, la nuit. Pas de protocole prédéfini. Observatoire décousu de la portion congrue de ses soirées impromptues. Elle vit, elle teste, elle prend note, elle analyse.
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Le soir venu, les corps se détendent, s’étendent. L’obscurité caresse de ses longues langues les corps alanguis. Les sens se délassent, s’éveillent et s’échauffent à nouveau. Tension différente
La nuit est puissante et voluptueuse.
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Dans le secret des songes ou celui d’un bureau isolé, les idées se matérialisent. Elles s’évanouissent. Elles se rassemblent, se reconstituent différemment. Du silence et des contours jaillissent les liens. Tout se transforme.
La nuit est créatrice.
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Descente vers des lendemains qui chantent, varappe pour les insomniaques, sommeil haché, réveil soudain, souffle court et crâne en sueur, réveil rendormissement réveil snooze réveil.
La nuit est une tyrolienne et parfois un grand huit.
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Quel que soit le type de nuit, au bout du voyage, elle n’est plus la même. La nuit elle chemine, installée au poste de pilotage, passagère à l’occasion.
La nuit est un vaisseau.
Portrait R, femme de la nuit
Kaléidoscopie sagittale (2021)
Série « caractéristique »
C’est vraiment ce qu’on ressent quand on vit la nuit. J’aime beaucoup ce texte.
Je n’avais pas vu ton commentaire, je viens de le redécouvrir et de relire le texte. Je l’avais un peu oublié, il me plaît aussi beaucoup 😀
Merci pour ton retour, ça me fait plaisir de savoir ce qui fait écho ou moins à ton expérience. J’aime bien savori ce qui touche les lectrices (et les quelques lecteurs)