Lundi, 07h45
Il la croise sur le palier. Il jette un œil furtivement à sa silhouette, curieux. Elle est vêtue de vert aujourd’hui. Une blouse de coton ajourée d’un vert émeraude sombre légèrement cintrée. Elle porte une jupe fluide noire et des collants d’un vert un ton plus clair que la blouse, plus mats aussi. Elle a ajouté un foulard orné de formes abstraites d’un camaïeu vert-jaune. La regarder lui évoque les pique-niques en forêt au début de l’été.
Ces derniers temps, lorsqu’il la croise dans l’escalier, il a du mal à accrocher son regard le temps de la saluer. Au début, il pensait qu’elle l’évitait. Il avait la sensation qu’elle tentait de couvrir chaque recoin de la pièce de son regard. À la recherche de quel danger ? De quelle surprise ? Certains jours comme aujourd’hui, ses yeux balaient si prestement l’espace qu’ils se dissocient l’un de l’autre pour un court instant, avant de se reposer sur lui au moment où elle articule « Bonjour, comment allez-vous ? ». Il est généralement si saisi qu’il ne parvient qu’à bafouiller « ‘jour ». Elle doit le prendre pour un ours, à coup sûr.
Mardi 18 h.
Il entend les clés tourner dans la serrure de l’appartement d’à côté. C’est son heure, elle rentre. Juste avant la tombée de la nuit ou juste après, quelle que soit la saison. Drôle de rythme quand même. Assis dans son fauteuil crapaud, il repense à l’incident du bus 47.
Il y a de cela plusieurs semaines, tandis qu’il rêvassait sur son trajet quotidien du retour, il avait reconnu son parfum boisé. Il avait levé la tête, la cherchant du regard. Elle se trouvait à un mètre cinquante de lui. Parmi d’autres voyageurs encombrés et entassés, elle se tenait à la barre pour ne pas tomber. Le chauffeur avait une conduite sportive, si bien qu’on voyait les efforts des uns et des autres pour garder l’équilibre, les muscles des jambes tendus, les abdos contractés et les jointures des mains légèrement blanchies sous la pression. Brusquement, le bus avait fait une embardée pour éviter un accident en freinant si fort que tous, passagers et passagères avaient été projetés en avant. Alors qu’il se redressait avec les autres, il avait levé les yeux dans sa direction. Elle était toujours fermement accrochée à la barre, impassible. Ses doigts étaient réunis en une pince solide qui l’avaient maintenue comme soudée à la barre. Elle semblait avoir un équilibre inébranlable malgré la confusion qui régnait alentour. Il l’avait bientôt perdue de vue, elle s’était glissée vers la sortie, quasi rampant, et s’était éloignée en se fondant dans la foule. Après une demi-heure de paperasserie, le bus était reparti et il était arrivé péniblement chez lui. Il avait entendu des bruits de cuisine chez elle à travers la porte d’entrée. Il avait noté qu’elle n’avait pas traîné pour rentrer ce soir-là.
Jeudi 11 h.
Il l’aperçoit au loin sur le marché. Elle s’est habillée de noir, des Doc Martens et un pantalon à poches, une veste ouverte sur un t-shirt rouge et noir avec des épingles à nourrice. Sa tenue détonne un peu avec l’allure de la plupart des personnes qui fréquentent ce marché de campagne. Elle n’en a cure et apparemment elles et eux non plus.
Elle salue d’abord une voisine, fait un brin de chemin à ses côtés. Elle s’arrête ensuite devant le stand de la marchande de melon qu’elle embrasse chaleureusement, il lui semble qu’elles échangent des nouvelles de leurs familles. Elle s’arrête chez le poissonnier, chez le fromager. Elle a pour chacun chacune un petit mot. Il observe comme elle regarde les unes et les autres, les distances, les mouvements de son corps. Fascinant.
Vendredi 19 h.
Aujourd’hui, il a failli ne pas la reconnaître lorsqu’il l’a croisée. Il fait froid pour la saison. Il avait dû sortir sa veste en polaire doublée. En sortant chercher son pain frais, il l’avait aperçue tourner au coin de la rue. Elle portait un chapeau en laine cardée aux formes baroques, un peu relevé sur les côtés. Un tricorne violet qui lui donnait des allures de pirate, avançant d’un pas déterminé vers quelque nouvelle aventure. L’impression qui se dégageait d’elle était fort différente de celle de la veille au marché. Une conquérante. Qu’allait-elle conquérir ainsi ? Un sourcil se soulève pendant qu’il consigne ses observations du jour.
Samedi, dimanche
Rien à signaler. Elle n’est pas réapparue depuis vendredi matin.
Lundi, 07 h
Sur le palier comme chaque lundi, il la croise en partant travailler. Elle était donc rentrée dans la nuit. Il prend les devant, il réussit à articuler « Bonjour ! » et elle répond, arrangeant une écharpe rouge mordorée autour de son cou « Bonjour, l’hiver est mordant ces jours-ci. » Elle ajoute « Bonne journée » avant de filer dans l’escalier.
Sa voix est claire, cordiale. Il l’a aperçue à plusieurs reprises avec les gens du premier et du rez-de-chaussée et est arrivé à cette conclusion, en recoupant ses observations : elle semble attacher de l’importance à une harmonie de bon voisinage sans toutefois souhaiter nouer de liens plus étroits.
Mardi, 14 h
Il l’a aperçue ce matin, à une heure où elle est habituellement partie, pâle et pensive à sa fenêtre. A-t-il décelé un air triste ? Il ne le jurerait pas. Mais quand même, cette entorse à sa cadence hebdomadaire… curieux.
Mercredi
Il sort se dégourdir un peu les jambes autour du pâté de maisons. Il observe la buée qui sort de ses narines lorsqu’il expire, ressent le picotement du froid sur ses oreilles et au bout de ses doigts. Il entend s’approcher les pas d’un coureur, en fait, une coureuse : sa voisine. Elle est emmitouflée dans un jogging large, avec des bandes réfléchissantes grises sur les mollets et autour des bras. Elle court lentement, elle regarde à droite à gauche le paysage et les gens. La course semble plus une occasion qu’un entraînement acharné. Il s’aperçoit parce qu’elle le regarde, qu’un chien l’accompagne dans sa course. Il ne se souvient pas l’avoir déjà vue avec un chien.
Jeudi
C’est la pause déjeuner. Il s’installe comme tous les midis dans une brasserie au bas de l’immeuble dans lequel il travaille. Surpris, il la voit s’installer avec une femme, probablement une amie, à la terrasse d’un café de l’autre côté de la place. Elle porte un jean et un t-shirt large et coloré. Elle a l’air sérieux au début puis la conversation semble s’alléger. Les deux femmes sourient, rient, boivent lentement un thé qu’elles partagent pour accompagner leurs discussions. Tiens, il vient de remarquer qu’elle a changé de couleur de cheveux. Ils sont désormais roux. Une tignasse de feu. Ça lui va bien.
Vendredi
Il a entendu la porte d’à côté s’ouvrir à plusieurs reprises. Elle est certainement avec des ami.e.s ce soir. On entend les rires à travers la cloison entre leurs appartements. Il se demande comment elle se comporte dans un groupe.
Samedi.
La fête a dû durer assez tard, il entend la porte s’ouvrir et se fermer à plusieurs reprises à partir de midi. Il ne pense pas l’apercevoir.
Dimanche.
Il rentre d’une promenade dans le parc au bas de la rue. En ouvrant la porte, il la voit qui passe le sas devant lui. Elle porte une veste aux motifs indiens d’un rouge vif. Il se fait la réflexion qu’elle s’habille dans les tons rouges dernièrement. Tantôt une simple touche, tantôt une robe qui la sublime. Il admet que cela a un certain effet d’attraction nouveau, à la curiosité s’ajoute le désir. Il en est presque conscient au moment où –
Il s’endort. Dans les premiers instants du rêve, il voit un feu-follet au milieu d’une clairière. La flamme grandit. Il sait intuitivement qu’au creux de cette flamme se trouve sa voisine, même s’il ne la voit pas encore. Il s’approche, la flamme grandit à nouveau, se métamorphose en chevelure ondoyante. Elle tournoie en une spirale, se déploie pour atteindre taille humaine. Elle le regarde droit dans les yeux. Ils se dirigent l’un vers l’autre. Il a à peine le temps de s’apercevoir combien il la désire qu’ils sont déjà enlacés. Le décor s’évanouit. Il entrouvre sa bouche et elle y glisse une langue fraîche et chaude à la fois, une langue soyeuse au goût de cannelle. Il se délecte du tourbillon de leurs langues, de leurs mains qui se cherchent. Il halète de plus en plus fort. Il se sent étouffer. Sous ses doigts, la peau lui semble rugueuse par endroits. Il ouvre les yeux et croise un regard globuleux. La langue de la femme grossit, déborde de sa bouche. Il la repousse et alors qu’il la voit dérouler sa langue à la vitesse de l’éclair, il se sent rétrécir. Il a atteint la taille d’un insecte lorsque la langue visqueuse l’atteint. Il a essayé de crier, un râle est sorti à la place. La langue de la femme se ré-enroule, lui toujours pendu à son extrémité. Au fur et à mesure qu’il se nourrit de son mucus, la langue s’assèche et se durcit pour se transformer en une coquille d’escargot. Il est lui-même désormais l’humain-escargot, gonflé et spongieux qui rampe pour sortir de la coquille. De ses tentacules, il sent une membrane qu’il doit franchir. Elle est humide et chaude comme les lèvres de la femme. Il se glisse, comblé et entier, à travers la paroi. Il est retenu par l’extrémité de son pied mais la coquille qui s’est emplie d’eau se contracte et l’expulse. Il en ressort avec une sensation de joie diffuse liée à l’impression d’être un homme neuf, d’avoir passé une étape, comme un espoir de renouvellement perpétuel.
À son réveil, il prend une douche, laisse couler l’eau ressourçante sur sa peau. Il se sèche, s’habille, se prépare un café, le boit. Le café terminé, il se lève, prend son carnet, le feuillette une dernière fois pendant qu’il fait couler de l’eau chaude dans une bassine. Il y plonge le carnet et observe. Celui-ci se met d’abord à gonfler, les pages se gorgent d’eau. L’encre se dilue et se diffuse. Elle forme des volutes dans l’eau tiède qui finit par se colorer complètement. Les pages du carnet ont toutes pris une teinte bleu pâle, on n’y voit plus trace des notes patiemment consignées ces derniers mois.
Lundi
En sortant sur le palier, elle découvre une enveloppe bleutée décorée d’une ammonite. À l’intérieur, une carte anonyme. Un caméléon est peint à l’aquarelle, à moins que ce ne soit de l’encre. Un mot est discrètement calligraphié dans les écailles de son dos : merci.
Surprise, elle remet la carte dans son enveloppe qu’elle glisse avec attention dans la poche de sa robe en dentelle noire doublée de pourpre. En refermant sa porte, elle aperçoit son voisin, le salue comme à son habitude, il répond, plus clair et comme plus léger qu’à l’accoutumée. Elle tourne les talons et repart en les faisant chanter dans les marches de l’escalier. À travers la fenêtre, un rayon de soleil fait briller la broche en argent ciselé qui retient le châle posé sur ses épaules. Une broche en forme de caméléon.
Portrait V, femme caméléon
Kaléidoscopie longitudinale (2020)
Série « animale »